Le conflit Franco-Siamois de 1893.

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2/ In Memoriam :

La Légation en 1891. (Fournereau).

L’inhumation des marins français :

Nous l’avons vu dans le chapitre précédent : trois marins français ont été tués lors du passage de l’estuaire de Paknam.
A bord des deux navires, les corps des trois marins sont placés dans des cercueils fabriqués à la hâte. Ils sont débarqués dans la nuit sur le ponton de la Légation. Auguste Pavie les accueille et raconte : « Un cruel devoir nous occupe alors : il faut que l’on procède à l’inhumation des marins français vaillamment tombés pendant l’agression. On ne peut songer à l’enterrement dans le cimetière, loin du consulat (situé à l’époque sur Silom Road NDA). J’ai offert l’endroit qui paraît le mieux, sur le terrain même de la Légation. Au fond du jardin, une énorme touffe de bambous pleureurs, plus que centenaires, deviendra l’ombrage des tombes qu’on creuse… Les préparatifs du convoi funèbre se sont achevés. Les bières, rangées sur l’appontement sont portées, couvertes de trois pavillons, au lieu du repos, à deux heures du matin. Nous les conduisons en petit cortège, en nous nous promettons d’aller dire plus tard à nos morts le dernier salut, l’adieu solennel que leur fin glorieuse leur a mérité.  ». (Pavie, 1919).

Auguste Pavie. (L’Illustration).

C’est quelques jours plus tard, le 17 juillet, que seront rendus les hommages solennels aux trois marins. Dartige du Fournet nous en livre le compte-rendu : « Les états-majors au grand complet, les équipages, la colonie française toute entière, viennent assister à une grand-messe célébrée à l’église catholique (l’Assomption NDA) pour le repos de l’âme des trois braves que nous avons perdus.
Après la cérémonie, le cortège a pris la route des tramways
(la New Road actuelle NDA), au milieu d’une double haie de policiers. Au bout de quelques minutes, un léger détour (la rue de Brest NDA) nous a conduits au jardin de la Légation de France, près des tombes où reposent nos glorieux morts et que le clergé venait bénir ».

L’église de l’Assomption en 1891. (Fournereau).

Dartige poursuit : « Les trois croix ont été placées côte à côte, portant le nom, le grade, l’âge de nos compagnons d’armes, tombés au champ d’honneur, dignes fils de cette Patrie pour laquelle ils ont donné leur sang.
Malade, exempt de service, Allongue avait voulu monter à son poste, et c’est là qu’il est tombé. Jaouen était le meilleur homme du bord ; aussi doux, aussi discipliné que brave, soutien de sa famille, il cachait les plus fières et les plus touchantes vertus.
Nos yeux étaient humides tandis que nous défilions en silence devant ces fosses fraîchement creusées. Autour de nous, sous le soleil grandissant, tout respirait la vie ; les beaux feuillages des bambous, encore brillants de la rosée de la nuit ; un oiseau gazouillait éperdument… Et cette joie contrastait cruellement avec nos pensées, avec l’image, qui nous hantait, de femmes agenouillées,
pleurant leurs fils au fond d’une église bretonne… »
. (Dartige, 1915).

D’après les récits de quelques voyageurs qui ont visité peu après ces évènements la Légation française de Bangkok, il semble que les tombes avaient été creusées sur un des côtés du grand espace libre qui se trouvait devant les bâtiments de la Légation, donc où se trouvent aujourd’hui les service consulaires, et non pas dans le jardin de la Résidence, qui donne sur la Chao Phaya.
C’est ce que l’on peut comprendre selon le texte suivant.

C’est au début du mois de juin 1894 que le procureur de la République à Saïgon, George-Louis Dürrwell est envoyé avec trois autres magistrats français à Bangkok pour former le tribunal chargé de la révision du procès du mandarin siamois Phra Yoth Muang Kwang, accusé d’avoir participé à l’assassinat de l’inspecteur de la milice indigène, Grosgurin. Il décrit son arrivée à la légation : « Dans le parterre qui sépare l’hôtel de la légation de la berge du fleuve, un immense mât de 40 mètres de hauteur se dresse fièrement ; à son sommet, flotte le drapeau tricolore qui domine toute cette partie de la ville. Deux fois par jour, le matin et au crépuscule, le stationnaire mouillé en face, annonce, par un coup de feu accompagné d’une joyeuse sonnerie de clairon, l’heure des couleurs…
Derrière l’hôtel, s’étend un vaste terrain également compris dans notre concession. C’est sur cette pelouse qui en occupe le centre, que l’on a enterré les malheureuses victimes de Paknam :
trois croix de bois noir surmontent

les tombes, qu’entoure une petite clôture ; des couronnes de verdure ornent cette modeste sépulture. Les inscriptions, gravées sur les croix, rappellent les noms de ces braves enfants de la France tombés à l’ennemi ». (Dürrwell, 1911).

En juillet 1897, Etienne Richet, chargé de mission en Extrême-Orient, est reçu à la Légation par le premier secrétaire, M. de Panafieu. Il raconte : « C’est dans les jardins de la légation que l’on a enterré les trois malheureuses victimes du guet-apens de Paknam : un monument de marbre rose surmonte les tombes ; des couronnes de verdure, sans cesse renouvelées, ornent cette sépulture et montrent aux étrangers que nous savons nous souvenir…
Avant de quitter le Siam, et suivant un pieux usage, nous avons fait placer quelques fleurs sur la tombe de ces trois enfants de France, morts au champ d’honneur. Héros obscurs tombés à l’ennemi et qui reposent là, si loin de la mère-patrie, en terre française
 ». (Richet, 1902).

Le projet de monument :

Mais c’est encore George Dürrwell qui nous apprend que « Le département des Affaires étrangères a, dit-on, l’intention de faire élever sur cet emplacement un monument de pierre destiné à consacrer le souvenir des évènements du 13 juillet ». Mais il précise avec beaucoup d’humanité son opinion : « Nous lui préférons les petites croix de bois : leur touchante simplicité, qui rappelle un peu un coin de cimetière villageois de France, convient mieux aux humbles qu’elles abritent ; et l’impression qu’elles produisent est certainement plus profonde et plus attendrissante ». (Dürrwell, 1911, p. 324).

Une recherche méticuleuse dans les archives des Affaires Etrangères nous a fait retrouver un carton consacré à ce projet bien ambitieux d’un grandiose mausolée de pierre qui devait recouvrir une crypte où reposeraient les cercueils des trois marins.
Les premiers échanges à ce sujet datent du milieu de l’année 1894, où le ministre des Affaires étrangères confie la prise en charge des travaux au ministère de la Marine.
Un premier devis avait été proposé par le cabinet d’architecte Grassi de Saïgon. le montant total en était de 33,000 francs. Or, le ministre fait savoir à son collègue que « le crédit mis à la disposition du ministère de la Marine par la commission qui a déterminé la répartition de l’ indemnité versé par le Siam, en exécution de l’ultimatum du 20 juillet 1893, avait été fixé à 20,000 francs »…Il estime donc « qu’étant incapable de trouver les 13,000 francs manquants, il est indispensable que le projet soit remanié, tout en conservant au monument l’aspect convenable qu’il doit avoir… ».
Cette nouvelle requête sera donc transmise au Consul général de Bangkok, pour lui demander de bien vouloir faire revoir à la baisse le devis proposé pour le monument. (Archives A.E.).

Projet du monument qui finalement n’a jamais vu le jour. (Archives A.E.).

C’est le 24 septembre que le consul, Joseph Pilinski, va répondre à sa hiérarchie, dans une dépêche très intéressante. Il confirme attendre une réponse d’un architecte français de Bangkok et donne des détails précieux sur l’état des tombes : « Les trois marins ont été rapidement enterrés la nuit du 13 juillet sur le terrain du Consulat, et pendant plusieurs mois, de simples croix de bois noir indiquaient l’emplacement de ces tombes, sur un sol souvent inondé et où le terrain, mal tassé, s’était affaissé sous l’action de l’eau. J’ai pris à mon compte de faire relever le terrain et de faire établir pour chaque tombe un entourage de bois de teck, les trois tombes étant en outre encloses par une balustrade légèrement ornée et peinte en blanc, qui tout en protégeant les tombes, n’en masque pas la vue. Le terrain, à l’intérieur de cette enceinte, est bien entretenu et préservé de la végétation par un lit de briques concassées. Dans ces conditions, cet aspect convenable nous permet d’attendre l’approbation d’un nouveau devis.
Le 13 juillet dernier, jour aniversaire de l’affaire de Paknam, j’ai fait célébrer à la mémoire de nos marins, un service à l’église de l’Assomption, auquel assistaient, avec le personnel du Consulat, l’Etat-major et l’équipage de l’Aspic,
(le stationnaire qui se trouvait à ce moment là devant la Légation NDA), ainsi que la plupart des Français résidant à Bangkok. Après le service, nous nous sommes rendus sur les tombes et le commandant Ytier de l’Aspic a fait rendre les honneurs militaires par un détachement en armes et a fait procéder à l’émouvante cérémonie de l’appel de nos marins, morts au champ d’honneur… ».

Enfin, une autre proposition sera faite pour l’érection du monument, non pas dans l’enceinte du consulat, mais à l’intérieur du cimetière catholique de Windmill road (Silom aujourd’hui NDA). Pour Joseph Plilinski, cette solution, non seulement serait plus onéreuse que l’autre mais en plus poserait des problèmes techniques et éthiques, comme il l’explique dans plusieurs dépêches datées du 18 octobre 1894 : « Il y aurait un grand inconvénient et même un danger à faire l’exhumation et le transport des corps, les cercueils où ils ont été placés, ayant été faits à la hâte et mal joints et le terrain étant constamment détrempé au dessous du sol par des infiltrations du Ménam. Je ne vois, d’autre part, aucun inconvénient à ce que ce pieux monument s’élève dans le jardin du consulat où nos marins se trouvent pour ainsi dire, chez eux, sur un territoire français… J’éprouverais, pour ma part, un sentiment très pénible à les voir partir comme pour une sorte d’exil dans le cimetière commun ; je ne doute pas que ce sentiment soit partagé par tous les Français établis au Siam et par tous ceux qui me succèderont dans le poste de Bangkok. ». (Archives A.E.).

Le projet va en rester là.
Peut-être heureusement ( ?), cet imposant monument ne vit jamais le jour. Les tombes restèrent sous leurs bosquets de bambous, un peu oubliées. Nous savons, par les lettres de Raphaël Réau à sa famille alors qu’il était jeune chancelier interprète au consulat de Bangkok, que les trois tombes étaient toujours là à la fin de l’année 1898. (Marchat, 2013). Encore en 1905, Madame Quenedey, dans son ‘Voyage à la vapeur autour du Monde’, raconte sa visite à la Légation : ‘Les trois couleurs flottent sur l’agréable résidence dont les vérandas s’ouvrent en haut du jardin en bordure de la rivière ; c’est dans ce jardin que dorment pour toujours les trois matelots tués en 1893 ; loin de leur pays, ils sont là en terre française’. (Quenedey, 1905, p. 49). Mais nous ne savons pas à quelle date les trois dépouilles ont été exhumées et ont pu enfin retrouver la terre française.
Il semble que malheureusement, les trois communes françaises que nous avons contactées, n’aient pas gardé la trace du retour de leurs enfants, morts si loin de leur Patrie.

Les victimes siamoises :

Marins siamois en 1891. (Fournereau).

Bien que n’ayant duré que peu de temps, le combat fut meurtrier du côté siamois. Les chiffres publiés le lendemain par le Bangkok Times sont de 8 morts, de 41 blessés et d’un disparu. Pour Warington Smyth, les pertes ont été de 15 tués et de 20 blessés. Selon lui, aucune perte n’est à déplorer dans les forts. Et par malchance, une vieille femme a été tuée à Paknam, victime d’une balle perdue.

Pour le Commandant Dartige, elles semblent avoir été plus élevées que ce qui a été officiellement annoncé : il cite les sources siamoises de 25 tués et 39 blessés, mais selon lui, la Marine siamoise a perdu au moins 5% de ses effectifs engagés, ce qui ferait près de 80 tués. Rien qu’à bord du Makut-Rajahkumar, sur un équipage de 80 hommes, 12 ont été tués et vingt blessés. Il cite le témoignage d’un marin siamois, qui blessé, a été transporté à l’hôpital de Bangkok et qui résumait ses impressions : « Les balles tombaient comme de la grêle ; les Français semblaient des diables ». Pour Dartige, « la garnison du fort du sud a également été sensiblement éprouvée par le tir des obus à mitraille ».

Les études historiques que nous avons pu consulter ne semblent garder aucune trace ou aucun noms de ces héros.

Nos amis de la Marine Royale, ont pu cependant nous fournir six noms de victimes et leur origine géographique, qui ont été conservés. Nous nous faisons un devoir de les citer ici :

  • M. MATHIYO. Cham.
  • M. MANI. Cham.
  • M. HOUAN. Originaire de Pak Nam.
  • M. TOVANG. Musulman.
  • M. MAN. Cham.
  • M. THONG. Originaire de Pak Nam.

Il est à remarquer qu’à l’époque de cette affaire, les noms de famille n’étaient pas encore en usage au Siam. Donc que ces marins sont connus sous leurs noms d’usage.
Si deux d’entre eux, sont originaires de l’estuaire, il est intéressant de noter que quatre sont présentés comme ‘Cham’ ou ‘Musulman’.
Il était de tradition dans l’Armée et la Marine siamoises, de renforcer leurs troupes, au départ peu combatives, par un encadrement de mercenaires, venus de peuples beaucoup plus guerriers que nos agriculteurs siamois. Dès les guerres birmanes, les premiers rois de la dynastie Chakri ont utilisés les facultés guerrières des soldats Cham, chassés de leur pays par les invasions vietnamiennes et dont beaucoup s’étaient installés sur la côte siamoise, notamment vers Chumphon. Les souverains siamois, pour les récompenser de leur valeur au combat, leur donnaient des terres où ils pouvaient se sédentariser. On peut donc constater que cette tradition était encore maintenue à la fin du XIXème siècle, et ces descendants Chams sont ces ‘Cambodgiens qui composent la majeure partie des équipages des navires de guerre siamois’, toujours selon Dartige.

Pauvres marins siamois, morts pour la défense de leur Patrie. Personne dans l’entourage du Roi ne semble s’en préoccuper.
Auguste Pavie, dans ses dépêches diplomatiques, raconte : « Le lendemain, le 14 juillet, nous sommes reçus en audience au Palais à 11h00, le commandant Bory et moi-même, par le Prince Dewawongse, le Ministre des Affaires Etrangères du Royaume. Est également présent durant cette audience, le Conseiller Privé du Roi, un Européen (le Belge Gustave Rolin-Jaequemyns NDA). A la fin de la réunion de crise, il se tourne vers le Commandant Bory, et lui fait, personnellement, un beau compliment sur le forcement des passes, à quoi, souriant, le Commandant répondit : « J’ai fait de mon mieux »… (Pavie, 1919).

A ce choquant cynisme de la part de ce haut conseiller du Roi, nous pouvons opposer les commentaires, tout d’humanité, du Commandant Dartige du Fournet, qui lui a su reconnaître la valeur et la cause pour laquelle sont morts les marins siamois : « Que ces aventuriers européens qui entourent le Roi et le poussent à la guerre, sont coupables ! Après tout, les Siamois défendent leur pays ; leurs illusions sont naturelles et respectables. Mais ces cosmopolites n’ont point d’excuses ; l’issue d’une lutte ne peut être douteuse à leurs yeux ; ils voient clairement l’abîme ; leur obstination est un crime contre leur pays d’adoption ! ». (Dartige, 1915).

Quoiqu’il en soit et quels que soient les chiffres exacts, ils sont beaucoup trop élevés. Tous ces marins, morts pour défendre leur pays, semblent aujourd’hui bien oubliés, et c’est dommage. Aucun monument ne vient rappeler à leurs compatriotes leur sacrifice. Nous ne pouvons que formuler le souhait qu’un jour, un petit monument, érigé dans l’enceinte du grand fort du sud, racontera leur sacrifice ultime, consenti pour la défense de leur Patrie. Monument qui, pourquoi pas, regroupera sur une même stèle les noms de ces Siamois et de ces Français, tous morts pour l’honneur de leurs deux Patries.

« La mémoire est essentielle dans la construction d’une Nation ».

Emmanuel Macron. Juillet 2017

Le fort du sud et la grande statue du roi Rama V Chulalongkorn.

Eléments de bibliographie :

  • DARTIGE du FOURNET Louis, 1915 : Journal d’un cdt de la Comète. Paris, Plon.
  • DURRWELL George, 1911 : Ma chère Cochinchine. Paris, La Renaissance du Livre.
  • FOURNEREAU Lucien : Bangkok de 1891 à 1892. Le Tour du Monde, juillet 1894.
  • F. S. Dr : Recherches aux Archives françaises.
  • MARCHAT Philippe, 2013 : Jeune diplomate au Siam. R. Réau. 1894-1900. L’Harmattan.
  • PAVIE Auguste, 1919 : Mission Pavie. Vol. 7. Paris, Ernest Leroux.
  • PILINSKI Joseph : Archives des Affaires Etrangères. Paris.
  • QUENEDEY L. Mme, 1905 : A la vapeur autour du monde, souvenirs de voyage. Paris, Albin Michel.
  • RICHET Etienne, 1902 : Heures d’Asie. Paris, Soc. d’Edit. Littéraires et Artistiques.
  • WARINGTON SMYTH Herbert, 1898 : Five Years in Siam.1891-1896. London, John Murray.

François Doré
Le Souvenir Français de Thaïlande.
Librairie du Siam et des Colonies/ Bangkok.

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