André Malraux et le Musée de Phnom Penh. 2ème partie :

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1887

   Qui peut donc bien être cette vieille femme représentée si crûment sur ce fragment de linteau du Musée de Phnom Penh, ‘représentation presque caricaturale’ reprend Madeleine Giteau et que les plus grands spécialistes de l’archéologie khmère ne sont pas arrivés à identifier ?

   La solution va venir de l’Inde, grâce aux travaux de l’archéologue française Mireille Bénisti.

La Kārikkālammaiyār indienne et sa légende  :

   C’est beaucoup plus tard, en 1967, que, dans une brillante étude, Mireille Bénisti va magistralement donner un nom à cette vieille femme.

   Lors de ses recherches dans les ruines du Vǎt Basět (Province de Bǎttambang), l’archéologue remarqua ‘sur le sol un linteau qui présentait un thème singulier. On y voit le dieu Śiva à dix bras, dansant entre deux personnages féminins accroupis de part et d’autre de ses pieds, l’un d’eux offrant tous les signes de la jeunesse et de la beauté, l’autre, par ses membres amaigris et ses seins pendants, portant les signes manifestes de la décrépitude’…
   ‘Cette représentation d’une vieille femme décrépite a contribué à nous intriguer, jusqu’au moment où elle s’éclaira par un rapprochement d’images de l’Inde du Sud, figurant une femme assise, aux membres maigres et aux seins tombants. Celle-ci est Kārikkālammaiyār, une sainte śivaïte’. (Bénisti, 1967, p.513). Appelation indienne que l’on pourrait traduire par ‘La sainte Mère de Karikal’, ville située au sud de Pondichéry et qui fut un des quatre Etablissements Français de l’Inde, jusqu‘en 1954.

Ill. no 8 : Groupe de Śiva dansant.
Linteau de Vǎt Basět. La Kāraikkālammaiyār est en bas à droite.

   La légende de cette sainte qui vivait au VIème siècle de notre ère en Inde du Sud, dans l’actif port de Karikal est très belle et a joui, toujours selon l’auteur, ‘d’une grande popularité et d’une dévotion active dans le pays tamoul’.

   Mireille Bénisti résume ainsi la légende de la sainte :  PuNitavati, fille du chef des marchands du port de Kāraikkāl, était, dès son enfance, une dévote de Śiva. Devenue très belle, on la maria, et elle fut une épouse parfaite.
   Un jour, son mari fut témoin d’un miracle : PuNitavati donna à un ascète mendiant śivaïte, une des mangues qu’il lui avait auparavant confiée pour son repas.
Quand il la lui redemanda pour y goûter, PuNitavati implora le Seigneur Śiva, qui fit apparaître un fruit délicieux.
   Devant cette intervention de la divinité qui démontrait le caractère sacré de sa femme, l’époux préféra renoncer à la vie commune, la quitta et alla s’établir ailleurs.
   PuNitavati continua sa vie de dévote. Pourtant, les parents de la jeune femme la ramenèrent auprès du mari dans sa nouvelle résidence. C’est alors qu’il leur fit connaître la sainteté de leur fille, et tous se prosternèrent devant elle.
   PuNitavati, à la suite du renoncement ainsi confirmé de son mari, invoqua Śiva en ces termes :’ C’est pour lui, mon mari, que j’ai conservé mon corps et ma beauté. Puisqu’il n’en veut plus, ô mon Seigneur, débarrasse-moi de ma chair et donne moi ce corps des diables qui adorent tes pieds…Le Suprême l’exauça. Elle secoua sa chair et sa chair ne fut plus qu’un squelette… Elle partit alors pour l’Himālaya et gravit le Kaïlāsa. A Śiva qui lui demandait ce qu‘elle désirait, elle répondit : ‘Si je dois renaître, je veux ne jamais t’oublier…’Je veux, ô Bien, en chantant de joie, rester sous ton pied quand tu danses’. Śiva alors, accéda à sa requête… ».

C’est donc elle, la sainte, qui est représentée, accroupie sur le côté gauche ou droit de la base de certains bas-reliefs où l’on voit Śiva dansant. Elle rythme la danse avec une cymbale ou un tambourin qu’elle tient dans sa main gauche. C’est sans doute là l’objet que l’on voit sur le bas-relief du musée de Phnom Penh et que n‘a pu reconnaître George Groslier.

Les autres représentations de la sainte :

   C’est encore Mireille Bénisti qui un peu plus tard, en 1969, va signaler la reproduction de ce même personnage sur plusieurs autres sculptures : notamment un fronton retrouvé en morceaux au temple de Phimaï en Thaïlande, un fronton du temple de Banteay Srei, et enfin le fragment de bas-relief catalogué dans les collections du musée national de Phnom Penh et qui est à l’origine de ce texte : ‘La Belle Heaulmière’ de George Groslier. Elle précisera également que le musée Guimet possède dans ses fonds, une photographie de ce relief (no 31649/2). (Bénisti, 1969, p. 159).

Ill. no 9 : La Kārikkālammaiyār de Banteay Srei

   On pourrait encore ajouter, à cette liste toujours incomplète, la représentation de la sainte śivaïte sur un fronton du gopura du temple de Phnom Chisor au sud de Phnom Penh et qui, comme à Banteay Srei, représente la Kārikkālammaiyār sous l’apparence effrayante d’une diablesse, échevelée et les yeux exhorbités.

Ill. no 10 : Phnom Chisor Détail.

   Enfin, la dernière étape de ce long périple de la sainte Kārikkālammaiyār, née dans l’Inde du Sud au VIème siècle, puis que l’on a retrouvée sur le temple de Banteay Srei (Xème siècle), va se situer en Thaïlande aux XIème et XIIème siècles.
   On va retrouver son effigie sur les frontons de plusieurs temples. Mireille Bénisti l’avait signalée sur un fragment retrouvé à Phimai. Aujourd’hui ce fronton qui représente Śiva dansant, a été reconstitué et se trouve au-dessus de l’entrée du sanctuaire central. La Kārikkālammaiyār se trouve à la base du fronton, à l’extrême gauche.

Ill. no 11 : Phimai Détail.

   Nous pouvons encore citer les représentations que l’on trouve dans quelques autres temples situés en Thaïlande, au Prasat Phanom Rung, au Prasat Kamphaeng Yai et enfin au Prasat Narai Jaeng Waeng. Cette liste n’est pas exhaustive, et l’on a des chances de retrouver une image de cette vieille femme au pied de chaque image de Śiva dansant.

Ill. no 12 : Phanom Rung. Détail.

Ill. no 13 : Kamphaeng Yai. Détail.

Ill. no 14 : Narai Jaeng Waeng. Détail.

   Au vu de ces quelques images, force est de constater que la représentation de la Kāraikkālammaiyār a été traduite sous le ciseau de l’artiste khmer de deux façons différentes : tantôt la sainte apparaît sous son aspect de vielle femme décrépie, tantôt sous celui d’une diablesse.
Mireille Bénisti explique cette dualité du personnage. A l’origine, il semble que la sainte demande elle-même à Śiva ‘de lui donner le corps des diables et prendre le nom de KāreikkāRpēy, ‘la diablesse de Kareikkal’.
   Mais toujours selon l’auteur, ‘Jean Filliozat va démontrer que c’est la Mère (ammeiyār) , la femme révérée, qui a prévalu sur la diablesse (pey)…’. Bénisti, 1967, p. 514.
   Il semble d’ailleurs, que le culte toujours bien vivant dans le sud de l’Inde d’aujourd’hui, perpétue l’image d‘une Mère bienfaisante et vénérée. Par référence au ‘miracle’ qui fit découvrir sa sainteté, elle est célébrée à la période du festival des mangues.
   L’habillement du personnage peut sans doute nous aider à distinguer la ‘Mère’ de la ‘diablesse’. Si elle semble toujours porter un sarong rayé et des disques ou des anneaux aux oreilles, par contre, la coiffure peut-être soit élaborée et retenue comme pour un chignon pour celle-là, soit étalée en boucles indisciplinées pour celle-ci.

Il est à remarquer, sur le détail du fronton du temple de Phanom Rung, la richesse de la tenue du personnage aux parements au col et aux manches, qui sont peut-être des bijoux. Il est étonnant également de voir que derrière la sainte est représentée une deuxième femme à la même apparence et elle aussi à la poitrine flasque. Malheureusement les têtes ont disparu.

Ill. no 15 : Les deux femmes de Phanom Rung.

   Mais quel que soit le caractère du personnage choisi par le sculpteur khmer, c’est bien l’image de la poitrine plate et tombante, qui va rester la constante dans l’iconographie et qui permet de reconnaître la vieille femme accroupie, même lorsque le reste de l’image a été détruit par le temps ou par les hommes. Remarquons également que la pose et l’accroupissement des membres inférieurs sont représentés de manières différentes : tantôt elle est assise sur un talon et un genou replié, tantôt elle est assise sur les deux talons, les jambes écartées, tantôt vue de face, tantôt vue de profil.
   L’instrument de musique, avec lequel la sainte scande la danse du dieu Śiva, varie également selon les représentations, bien qu’en général on puisse reconnaître assez difficilement des cymbales.

   Enfin il semble intéressant de signaler ici un personnage que l’on trouve sur le linteau du Śiva dansant du temple de Sri Khorapum, toujours en Thaïlande.
Le personnage que l’on remarque sur la gauche du fronton, attesté comme Dourga, présente une ressemblance frappante avec la Kārikkālammaiyār, tout au moins dans sa pose, son habillement et ses ornements d’oreilles. Mais la fière et haute poitrine ainsi que les atributs qu’elle tient en mains révèlent une tout autre divinité.

Ill. no 16 : Le linteau de Sri Khorapum. Dourga.

La Kāraikāl Ammaiyār aujourd’hui :

   La sainte śivaïte demeure aujourd’hui honorée avec ferveur dans le pays tamoul, et également partout où l’on retrouve une population venue du sud de l’Inde. Sa légende a joui d’une grande popularité depuis que sa vie a été chantée par un poète indien au XIIème siècle. Un temple construit en 1929 à Karikal lui a été dédié.
Elle est particulièrement fêtée lors du festival annuel des mangues en juin-juillet de chaque année. Un rappel du miracle qui avait révélé sa sainteté.
Signalons également deux films réalisés en Inde en 1949 et 1973 et qui racontent sa légende.

Ill. no 17 : La statue du Metropolitan Museum. (@internet)

François Doré
Le Souvenir Français de Thaïlande.
Librairie du Siam et des Colonies/ Bangkok.

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A NOUS LE SOUVENIR                          A EUX L’IMMORTALITÉ

 

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