A Chanthaburi en 1899 : La tragique histoire de Louis Benjamin Jacquet

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1918

Louis Benjamin Jacquet en 1893 à Toulon avant son départ pour l’Indochine

   Il y croyait vraiment, tout se présentait enfin si bien ! La chance lui souriait, les affaires semblaient prometteuses. Ah ça, il ne regrettait pas sa décision de ne pas ‘rengager’ dans l’Infanterie de Marine. Vous allez voir comme tout va lui réussir et comme sa famille bien-aimée, là-bas en Europe, pourra être fière de lui…

   Louis Benjamin Jacquet est né le 01 er février 1869 à Mollans, dans la Drôme. Ses parents, Jean, Joseph Jacquet et Marie, Adélaïde, née Liautaud, se sont installés comme colons agriculteurs en Algérie, à Boghni, petit village de Kabylie, niché au pied du Djurdjura.

   Louis Benjamin est lui-même agriculteur et aide ses parents, lorsqu’il s’engage en novembre 1890. Il est versé au 2 ème Régiment de Zouaves installé à Oran. Il sera nommé caporal en octobre 1891.

   En 1893, il se rengage pour cinq ans à Blida au 4 ème Régiment d’Infanterie de Marine. On le retrouve en septembre de la même année à Toulon, d’où il attend sans doute son embarquement vers la Cochinchine. Là-bas, il rejoindra les troupes du 11 ème Colonial qui constituent le gros des troupes d’occupation à Chanthaburi, au Siam.

 

La vieille ville de Chanthaburi s’étend sur les deux rives de sa rivière.

   En octobre 1898, son temps terminé, il décide de ne pas rengager. Son séjour en Cochinchine et dans le sud du Siam lui a fait rencontrer beaucoup de gens sur place et il a bien compris les besoins de ravitaillement que nécessite le casernement d’au moins 300 à 400 soldats Français et Annamites dans cette région isolée.

   Et puis, il y a aussi ce grand marché des pierres précieuses. La région est riche, les mines sont nombreuses autour de Chanthaburi, mais il y a aussi les grandes mines de saphirs exploitées par des Birmans depuis près d’un demi-siècle, dans la région de Païlyn, ville qui n’est pas très loin, juste de l’autre côté de la frontière du Cambodge.

Temple de style birman à Pailyn.

Exploitation locale des saphirs.

   Et d’ailleurs, Benjamin n’a t il pas envoyé avec fierté, à sa famille au loin, une jolie pierre rouge ! Est-elle précieuse, nous ne le savons pas, mais accompagnée d’une griffe de tigre sur sa monture en argent, ce sont là les seules reliques, longtemps conservées par sa famille, seuls souvenirs laissés par l’ancêtre lointain.

Benjamin Jacquet en tenue de la Coloniale. Photographie sans doute prise à Saïgon.

    Louis Benjamin alors va s’associer avec un commerçant français sur place, dont nous ne connaissons, par des sources thaïes, que le patronyme de Kafil. Ce commerçant fait ses affaires avec les troupes françaises d’occupation. Ils habitent ensemble une maison à Chanthaburi qui appartient à un riche Chinois de nationalité thaïlandaise, Nang Kasemsan.

   Et c’est un jour de ce début de février 1899, que Louis Benjamin Jacquet quitte Chanthaburi. Il a mis sur pied une opération qui devrait l’enrichir : rejoindre Battambang en passant par la piste directe à travers la forêt et les monts des Cardamomes. Là, acquérir un petit troupeau de bovins sur pieds, et les ramener à Chanthaburi, où la viande de boeuf est introuvable.

   Peut –être aussi rapporter un joli lot de ces saphirs bleutés que l’on trouve dans les puits de la région de Païlyn et qui se revendent avec un gros bénéfice auprès des Chinois de Chanthaburi ?

   Il ne part pas seul. Il est accompagné de son aide siamois Leuan (prononcer Leuanne) qui le seconde pour s’occuper des bagages et du ravitaillement.

   Arrivés presque à mi-chemin, fatigués, ils s’arrêtent pour se reposer à la sala Thung Baan Chum Het, à environ 30 km de la ville. Là, Nous ne savons pas ce qui s’y passe, mais les deux voyageurs se prennent de querelle. Ils en viennent aux mains, et Leuan se saisit du fusil de son chef et le tue.
Benjamin Jacquet venait de fêter ses trente ans.

   Pourquoi ? Comment ? Nous n’avons aucun détail. On peut cependant imaginer que Jacquet, partant acquérir du bétail, devait avoir en sa possession une somme d’argent assez importante pour régler ses achats. Et que peut-être Leuan a voulu lui dérober son pécule ? Nous ne savons pas non plus comment le corps de Jacquet a pu être retrouvé ?

   Mais l’affaire va faire grand bruit. Curieusement, c’est par Battambang, où Jacquet devait être attendu, que l’affaire va être révélée. Le commissaire du Gouvernement en cette ville du Cambodge, M. Rolland, prévenait les bureaux du Gouvernement Général de l’Indochine que le bruit courrait de l’assassinat d’un Français près de Chanthaburi, au Siam. A leur tour, les services du Gouvernement Général, prévinrent donc le Consulat de Bangkok, pour que le vice-consul et chargé d’affaires, M. Ferrand, intervienne auprès des autorités locales afin qu’une enquête soit diligentée.

   Lorsqu’il fut prévenu, le gouverneur siamois de Chanthaburi, Phraya Vichaya Thibodi, (Ben Bunnag) se montra très choqué, car tout au long de l’occupation française qui avait déjà duré presque six ans, jamais il n’y avait eu de mort violente à déplorer.

Le gouverneur siamois, Ben Bunnag.

   Très vite une enquête fut menée, dont nous n’avons d’ailleurs aucun détail, mais qui aboutit à l’arrestation de Leuan. Il fut enfermé dans la prison de Chanthaburi.

   Le conseiller Hardouin, selon les sources siamoises, partit lui-même pour Chanthaburi. Accompagné du commandant du camp militaire et du gouverneur, il se rendit dans la cellule de Leuan, et là, essaya de s’emparer du criminel, pour qu’il puisse être conduit à Bangkok pour y être jugé.

   Leuan se débatit, et le gouverneur intervint et s’opposa au transfert du coupable. Le dossier de l’affaire, alors, fut envoyé à Paris où les Affaires Etrangères consultèrent l’ambassadeur du Siam, Phraya Suriyanuwat (Bunnag). En définitive, ils se mirent d’accord pour que le suspect soit jugé sur place, à Chanthaburi. Nous ne connaissons pas les termes du procès, ni sa conclusion. Ce que l’on sait, d’après les sources siamoises, c’est que Leuan fut condamné et mourut peu après en prison, de maladie.

   Selon l’acte de sépulture de Louis-Benjamin, rédigé à l’époque par Mgr Cuaz**, missionnaire apostolique à Chanthaburi, le corps du défunt fut inhumé dans le cimetière militaire du camp français, qui se trouvait sur la rive droite de l’estuaire de la rivière. A ce jour, cette tombe a disparu. L’acte officiel du décès sera donc transcrit sur les registres de l’Etat Civil de Bangkok le 15 mars 1899 et sera transmis à la mairie de la commune de Mollans (aujourd’hui Mollans sur Ouvèze), canton de Buis (aujourd’hui Buis les Baronnies), dans la Drôme.

   C’est donc cette triste histoire qui est celle du seul décès de mort violente, enregistré tout au long des quatorze années d’occupation des deux régions de Chantaburi et de Trat, par les forces d’occupation françaises.

** Marie-Joseph Cuaz (1862-1950) des Missions Etrangères de Paris, est arrivé au Siam en novembre 1885 et sera curé de Chanthaburi de 1886 à 1899. Il deviendra ensuite le premier évêque du Laos, jusqu’en 1908 lorsqu’il devra rentrer en France pour raisons de santé.

La plaque originale qui se trouve à Chanthaburi  

La copie de la plaque qui se trouve sur le monument du souvenir à l’ambassade de France à Bangkok.

   Le nom de Benjamin Jacquet a donc été porté sur la plaque du souvenir de Chanthaburi, sur laquelle il a rejoint ceux des dix-huit officiers et soldats français morts pendant l’occupation, ainsi que la mention des quatre-vingt trois soldats annamites, dont nous ne connaissons pas, à ce jour, les noms. Mais tous sont morts essentiellement de maladie, à une époque le choléra et les fièvres faisaient des ravages dans les populations.

La dernière lettre de Benjamin Jacquet à ses parents, envoyée de Chanthaburi.

   « Je suis actuellement au Siam. Je me plais beaucoup dans ce pays. Je voyage dans l’intérieur, dans les forêts, en toute sécurité. Les Siamois ne sont pas méchants. Je me porte très bien. Je pense réussir dans plusieurs affaires… ».

Couverture de la réédition en 2009 du livre de Louang Khochakhet. Les rares commentaires sur la vie quotidienne de Chanthaburi au temps
de l’occupation française vue par les Siamois, sont très précieux pour qui s’intéresse à cette  histoire.

NB : ce texte n’a pu être rédigé que grâce à la gentillesse des membres de la famille Fratoni, descendants presque directs de Benjamin Jacquet, qui ont bien voulu nous communiquer les documents uniques (photos et lettre) en leur possession, et aux recherches inlassables du Dr Serge Franzini (Paris) et de M. Gérard Faure, du Souvenir Français (Pyrénées Orientales).
Les sources thaïlandaises consultées, sont réunies dans le livre de Louang Sakhon Khotchakhet (Prathouan Sakrikanont), publié en 1935 et réédité à Bangkok en 2009.

François Doré
Le Souvenir Français de Thaïlande.

A NOUS LE SOUVENIR                A EUX L’IMMORTALITÉ

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