NOËL 2015

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Chers amis,

Ce Noël 2015 que nous fêterons ce soir, aura comme toujours, pour l’expatrié, ce goût amer de l’éloignement et de l’exil.

Combien de pensées et de vœux pieux s’envoleront vers tous ceux que chacun a laissés là-bas, dans son village ou dans sa ville lointaine, en France.

Le Souvenir Français de Thaïlande est heureux de vous offrir le petit texte que vous trouverez ci-après, texte oublié d’un Noël annamite, comme l’on disait alors à l’époque de la conquête du Tonkin.

Noël tonkinois donc, qui vous montrera qu’il y a 120 ans, les Français d’alors, comme nous, les Français d’aujourd’hui, gardaient au plus profond d’eux-mêmes, dans des situations terribles, l’amour des leurs, de leur Patrie et de ses valeurs.

Le Souvenir Français de Thaïlande vous souhaite à tous un très joyeux Noël !

François Doré

 

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Noël Annamite

par Mac’Ramey.

Dédié au lieutenant Fl. de Langle du 2ème tirailleur tonkinois.

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Dix heures du soir. La nuit douce, chaude et parfumée, irradiée de lueurs d’étoiles, baigne d’une clarté bleuâtre le ravin où les ‘marsouins’ bien las de s’être tapés avec les pirates jaunes tantôt, se sont réfugiés. On leur en a donné une danse, à ces pirates là ! Le souvenir en fait rire Fantek le Gallos d’un large rire silencieux qui lui fend la bouche d’une oreille à l’autre. Étendu de tout son long, à plat ventre, le menton entre les mains, il surveille le feu de menues branches sur lequel bout, dans un vase de terre, une étrange marmelade des fruits de la région. Tout autour, enfilés par de longues baguettes, de petits oiseaux rôtissent et se dorent pour le plaisir gourmand de nos petits soldats, qui ont voulu – étant au soir de la Noël – faire un réveillon.

Jusqu’à neuf heures du soir, le lieutenant a défendu le bruit et les feux ; mais comme tout est bien tranquille, décidément, que ceux qu’il a envoyés rôder aux alentours n’ont rien vu de suspect, il a cédé au désir de son petit troupeau. A peine la permission est-elle donnée qu’une dizaine de foyers minuscules s’allument ; les faces réjouies se gonflent pour souffler, les grosses plaisanteries se croisent, et une heure après, – il y a tant d’invention dans les cervelles gauloises ! – il n’y a plus un feu sur lequel ne cuise, ne bouille ou ne rôtisse quelque régal.

Les hommes groupés autour riaient et chantonnaient en astiquant leurs flingots ; mais peu à peu la gaieté bruyante tomba : trop de souvenirs du pays venaient assaillir ces pauvres petits Français qui faisaient la veillée de Noël entre deux coups de feu.

A quinze cents lieues de là, leurs mères, leurs sœurs et leurs fiancées cheminaient dans la froide nuit d’Occident ; leurs lanternes vacillantes égaillaient les sentiers de leurs follettes et faisaient étinceler le givre aux arbres.

givres

Tous, quels qu’ils fussent, Bretons, Picards, Manceaux, se taisaient, songeant à la petite église noire et humide où tant de prières allaient monter pour eux, au Jésus de cire, couché sur une vraie botte de paille, aux voix grêles des gamins reprenant avec des notes suaigurës le refrain des cantiques naïfs.

Fantek, qui était dévot, se mit, tout en remuant sa popotte, à fredonner un vieux noël breton, un air interminable au rythme étrange, au ton plaintif.

C’était attendrissant, ce petit air vieillot qui s’égrenait dans la nuit d’Asie comme un écho de là-bas… Beaucoup de ses camarades se turent pour l’écouter.

Il y avait quarante-trois couplets ! Fantek entamait seulement le vingt-cinquième quand son voisin, – un grand gars normand aux cheveux blonds comme le cidre de son pays, aux couleurs vives de pomme en septembre, – l’interrompit :

– Oh ! la la ! t’as pas fini ton antienne d’enterrement ? En voilà un noël gai ! Attends voir un peu que je t’en chante un, moi !

Et d’une superbe voix de basse, jadis la gloire du lutrin de sa petite paroisse augeronne, il entonna :

Il est né sur les minuit,

                               Cet aimable Jésus-Christ ;

                               Il est dans un petit coin,

                              Sur un brin de paille et de foin.

Comme l’air était gai, au bout de trois couplets les autres le surent et se mirent à chanter aussi.

Le lieutenant se souleva sur le coude pour écouter. Il était couché sur un tas de paquetage et ne pouvait reposer, bien qu’il fût écrasé de fatigue. Il en voulut un peu à ce gars normand qui avait interrompu le noël mélancolique de Fantek : le Breton et l’officier étaient du même canton ; cela se traduisait par une fraternité touchante et un dévouement absolu.

Pendant que les autres tonitruaient :

Les anges l’ont annoncé ;

                               Tous ensemble ils ont chanté

                               Un cantique fort joli :

                               Gloria in excelsis !

le lieutenant, lui, sifflait entre ses dents le vieux noël paimpolais.

Une tristesse vague lui touchait l’âme ; il aimait pourtant sa vie d’embuscades, avec la mort toujours suspendue sur sa tête. Il ne se plaignait pas, se battait ferme, ses soldats l’aimaient ; a- lors quoi ?… Voilà ! il ne faudrait pas se laisser aller aux souvenirs, et ce soir-là c’était trop attendrissant d’évoquer tout ce qui se passait en France, du château à la chaumière.  

Partout les bûches de Noël flambaient sur l’âtre pauvre ou monumental, les souliers de satin ou les sabots de bois rangés sur le bord, et le parfum du réveillon arrosé de petit cidre ou de vieux bordeaux éveillait des gaietés et des appétits où sombraient en belles ruines l’oie traditionnelle ou le pâté de chez Bourbonneux.

bourbauneau

Le grand Jacques chantait toujours :

                               Allons donc incessamment

                               A la crèche de l’Enfant.

                               Portons lui comme présent

                               De la myrrhe et de l’encens.  

               – En fait d’encens, je ne sens que la poudre,

ajouta-t-il en reniflant sa vareuse. Et il reprit de plus belle :

Les bergers ont tout quitté

                               Pour s’en venir l’adorer.

La silhouette du lieutenant se dressa près de lui :

– Mes amis, je suis content de vous voir gais, très content ; mais vous faites beaucoup trop de bruit, c’est très imprudent.

– On se tait mon lieutenant, on se tait ; d’autant que le rôti est prêt…

Fantek, qui débrochait ses oiseaux, dit gravement :

– On peut sonnet la distribution.

Personne ne rit. Le clairon, pauvre garçon !… il était resté là-bas tantôt, avec une balle dans le front. Encore un auquel ces pirates avaient coupé la sonnerie. Et comme ils restaient là, tristes soudain, oubliant de tendre leurs gamelles, le grand Jacques mit ses deux mains en cornet et souffla dedans la sonnerie des vivres. Cela égaya un peu ; puis un autre ajouta :

– Y a pas de quoi s’mouiller l’œil ; lui aujourd’hui, nous demain !

Sur cette conclusion philosophique, il emporta son rôti au bout de son couteau. On fit une bonne part au lieutenant, mais il la mangeait l’air distrait, l’oreille au guet…

– Regardez-le, disait un soldat, il a l’air tout chose…

Fantek répondit :

– C’est rapport à Lissot et à Pierrard qu’il a envoyés en balade et qui ne reviennent pas.

C’était vrai : Fleuriet se préoccupait de la longue absence de ses deux éclaireurs. S’ils ne revenaient pas, c’est qu’il y avait du nouveau, et le nouveau n’était jamais bon… Justement un signal traversa la nuit et deux ombres parurent à la crête du ravin. En deux bonds elles eurent descendu la pente ; c’étaient les deux soldats.

soldat

L’un tenait en laisse un superbe dogue d’Ulm, l’autre portait un paquet assez volumineux. Pierrard se pencha à l’oreille du lieutenant et murmura quelques mots. Fleuriet tressaillit et commanda brièvement :

« Éteignez immédiatement tous les feux ! ».

En un clin d’œil tous les petits foyers si joyeux furent dispersés, enterrés, éteints sous les souliers ; une curiosité agitait tous les hommes.

– Du calme, recommanda Fleuriet ; mangez proptement, l’arme au pied. Il rôde une bande pas loin.

Un grand silence se fit, rompu seulement par le bruit des mâchoires. Bon sort ! quelle veine de pouvoir vider la marmite avant de la renverser ! On se bat mieux l’estomac plein.

Pierrard, à côté du lieutenant, déballait son paquet.

– Qu’est-ce que cela ? demanda l’officier.

– Parlez pas, mon lieutenant ! c ‘est un pauvre gosse dont nous avons probablement tué par hasard la mère tantôt. Je l’ai cueilli sur le cadavre où il piaulait de façon à nous faire tous égorger. Lissot voulait le jeter à l’eau, mais nous n’avons pas pu, ça nous écœurait. Quand je l’ai pris, il n’a plus crié… et le voilà…

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ce crapaud-là ? grommela Fleuriet.

Pendant ce temps, Lissot, laissant son camarade s’expliquer, s’était mis en quête d’une portion de fricot, et entre chaque bouchée, il répondait aux questions dont on le poursuivait ; mais il répondait en Normand, ce qui n’apprenait rien. Qu’est-ce qu’il avait entendu ? rien ; et vu ? pas grand’chose, quelques ombres noires. Pirates ou buissons ?… savait pas ; seulement Rhold, le chien de l’escouade, si bon pour la chasse à l’homme, avait grondé en reniflant vers la brousse, et quand Rhold montrait ses crocs, on était sûr que ce n’était pas aux lièvres.

La nuit s’avançait et devenait plus noire ; maintenant les hommes sommeillaient allongés, leurs fusils sous la main.

Une plainte rompit le silence solennel.

– Hé ! Pierrard ! fit une voix, ton filleul qui t’appelle !

Fleuriet entendit et se rappela que le mioche était resté abandonné sur un sac ; sa mauvaise humeur se fondit en un attendrissement de pitié.

– Dommage, dit Fantek, qu’on ne puisse pas chanter la messe de minuit ; ce gamin-là nous aurait servi d’enfant Jésus ; on aurait fait la crèche…

Des rires étouffés coururent :

– Ah ! ouiche, mon gars, tu peux rentonner tes Kyries…

– Si M. le recteur veut prêcher, on est à l’écoutille !

– Prêchera pas, rapport à ce qu’il n’y a pas de chaire.

chaire

Au milieu de toutes ces plaisanteries, Fleuriet fut saisi d’une idée, et tout aussitôt il l’émit :

– Mes enfants, si vous voulez, on pourrait remplacer la messe par le baptême. Voici un enfant qui va sans doute périr dans la prochaine bagarre ; voulez-vous que nous lui donnions son billet pour le Ciel ?…

On entendit un murmure approbateur ; même les plus incroyants de ces hommes étaient remués.

Fleuriet demanda :

– Quelqu’un a-t-il de l’eau propre ?

Fantek s’avança :

– Moi, mon lieutenant, plein mon bidon.

– Et bien pure ? tu n’y as pas mis ton cognac ?

– Non mon lieutenant, pour sûr il n’y a pas de mêlure.

Pierrard se rengorgeait :

– Puisque c’est moi qui ai cueilli le moutard, je demande à en être le parrain.

– Et moi la marraine, ajouta le grand Jacques.

– Oh ! Oh ! firent des voix, pour une commère c’en est une, de gaillarde !

Jacques reprit :

– Sans vous commander, mon lieutenant, faudrait aussi lui donner votre nom.

Fleuriet était très sérieux ; il découvrait la tête de l’enfant, plein de respect pour la chose sainte qu’il allait faire.

faire

Il commanda :

– Debout ! Portez armes !

On eût entendu une mouche voler.

Alors, à la clarté des étoiles, ce fut une scène émouvante :

Pierrard et Jacques tenaient l’enfant entre leurs grosses mains, et d’une voix un peu étranglée, le lieutenant tout en versant l’eau, prononça lentement :

– Jacques – Pierre – Olivier, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

– Ainsi-soit-il ! acheva un chœur de voix sourdes.

Jacques fit sauter le petit entre ses bras.

– Le régiment t’adopte ; ça fait que tous ceux qui vont être maintenant démolis, ils auront censément chacun un môme qui les conduira au Paradis.

Fuitt ! Fuitt ! deux petites choses noires sifflèrent en l’air et allèrent rebondir sur des gamelles.

– Tonnerre ! cria quelqu’un, les pirates !

Une vingtaine de formes humaines se dressaient sur le bord du ravin ; des éclairs de coups de feu rayèrent la nuit.

– Hé bien ! dit le lieutenant avec entrain, après le baptême, les dragées !

– Coquin de sort ! gronda Jacques en posant l’enfant à terre pour saisir son fusil. Il épaula et tira ; un Annamite tomba ; le grand gars avait l’œil bon et la main sûre.

Fleuriet ramassa le pauvre bébé, trop exposé, et l’abrita sous un amas d’objets au centre du campement.

– Attention, mon lieutenant, cria Jacques ; il dégringole des cailloux de là-haut, y en a pour tout le monde…

A cette minute même il chancela, frappé en plein cœur et tomba en disant :

– Mon pauvre bougre de filleul ! v’là ta marraine fichue !

Le lieutenant avait déchargé deux coups de revolver et se baissa pour déposer l’enfant à l’abri. Fantek, qui ne le quittait pas, cria :

– Gare dessous ! Il venait d’apercevoir un grand diable les visant : il se jeta sur Olivier, reçut la balle qui lui traversa la gorge et tomba en hoquetant :

– Réglé le compte !

– Mes enfants, hurla le lieutenant, nous n’allons pas nous laisser tuer à l’affût ; grimpons !

Avec des cris féroces, les petits soldats gravirent la pente ; une fusillade terrible jeta une rangée de pirates à terre, le reste s’enfuit en tirant encore. Emportés par leur élan, les marsouins

les poursuivaient sans pouvoir s’arrêter, et Fleuriet courait le premier, rechargeant son revolver, l’enfant toujours sur le bras gauche, n’en paraissant point embarrassé dans cette course furibonde.

Il reçut un petit choc, mais ne se sentit pas blessé. Il n’en chercha pas davantage, et, comme les derniers fuyards disparaissaient dans la nuit, il cria :

« Ralliez ! ».

Railliez faire

Ils se rassemblèrent et retournèrent exténués, suant, soufflant, à leur campement. Alors Olivier sentit quelque chose de chaud qui coulait sur sa main ; c’était du sang, le sang de l’enfant qu’il portait mort sans s’en apercevoir ; de l’enfant qui avait arrêté la balle destinée à son bienfaiteur, lui donnant la vie terrestre en échange de la vie éternelle

à laquelle il volait.

Il était alors deux heures du matin ; partout dans la nuit de France s’éteignaient les cierges des églises, d’où sortaient les mères, les sœurs et les fiancées dont les prières étaient montées à l’enfant Jésus pour leurs chers soldats.

Les petits marsouins s’étaient endormis ; le lieutenant lui-même avait succombé à un sommeil invincible et calme, une aile d’ange abritait maintenant sa tête.

Aux deux bouts du campement les deux sentinelles tâchaient de percer l’obscurité de la   brousse et sur leur lèvres passait inconsciemment le noël du pauvre grand Jacques, devenu littéralement vrai :

Les bergers ont tout quitté

                               Pour s’en aller l’adorer.

Mac’Ramey.

Paris, A.Charles, 1895.

 

(L’auteur n’ayant pu être identifié, les droits d’auteur n’ont pu être protégés).

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